A l’époque où le repas se divisait encore majoritairement en trois temps, entrée, plat principal et dessert, calibré façon Unesco, la question de la mémoire du repas se posait en des termes relativement simple. Depuis quelques années, l’exercice s’est sensiblement compliqué avec des menus à rallonge qui peuvent atteindre neuf, douze, vingt propositions culinaires, ou plus encore, qui vont de la simple bouchée anecdotique au plat plus conséquent. Entre l’œuvre et les hors d’œuvre, les frontières se sont effacées. Le travail de mémoire se trouve bien embarrassé face à cette profusion de plats envoyés par le chef qui vous en met plein la vue, confondant parfois quantité et qualité. Autrement dit, profusion et confusion.
Pour simplifier ce travail de mémoire, la sémantique a évolué pour aboutir à la notion d’expérience du repas, laquelle se résume in fine à la question suivante : était-ce bon ? Avez-vous apprécié le repas et passé un « bon moment » ? L’expérience vécue ne se rapporte plus tellement à tel plat plutôt qu’un autre, mais bel et bien à une approche globale positive ou négative du (long) moment passé à table. Mais s’il reste facile de relater des détails précis de son « expérience » quelques heures ou quelques jours post-repas grâce à l’activation de sa mémoire « vive », qu’en est-il plusieurs mois ou années plus tard ? Qu’est-ce qui fait « trace » mémorielle ?
La question n’est pas si anecdotique que cela. Elle ne l’est ni pour le client qui risque, avec le recul, d’avoir une analyse déceptive du repas par manque de souvenirs précis ; elle ne l’est pas non plus pour le chef qui se trouve face à un client incapable de (re)mettre en mots son repas, alors même qu’il constitue encore de nos jours un maillon essentiel de communication du restaurant.
Comment remédier à cela ? Certains chefs optent ouvertement pour la provocation. Laquelle peut prendre différentes formes. Soit la provocation peut être évidente sur un plat, à l’instar de l’arête de sardine au Plaza Athénée ou de la crevette vivante de René Redzepi : des plats qui, forcément, désorientent et questionnent le convive. Soit la provocation peut être plus profonde encore, à l’instar de ce que peut réaliser le chef Luis Andoni Aduriz, à Mugaritz où tout le repas n’est qu’une suite de provocation gustative ou visuelle, quitte à ce que certains plats repartent en cuisine intacts tant la volonté de provoquer est flagrante, à la limite du dégoût. Forcément, quelques années post-repas, le « trauma » est encore là et, d’une certaine façon, le chef a gagné au moins le pari de la mémoire, à défaut d’avoir convaincu sur la pertinence de ces choix culinaires.
Enfin, certains chefs privilégient au contraire l’évidence et la simplicité pour marquer les esprits. Dans un long menu complexe et technique, le plat le plus épuré, le plus évident dans sa lecture fera souvent mouche. Avec, en contrepartie, une prise de risque à double tranchant. Raté, le plat se transformera en bouc-émissaire idéal ; réussi, il incarnera à long terme l’acmé du repas. Chez le chef Yoann Conte, le souvenir ému d’un simple filet de fera accompagné d’une sauce à la verveine reste intact pour l’auteur de ces lignes. Rien de tapageur, rien d’outrancier, mais un plat à l’évidence frondeuse dans un établissement deux étoiles Michelin. Comme quoi la mémoire d’un repas passe souvent par l’évocation d’un plat et d’un seul, qui fait œuvre de synthèse d’une expérience bien plus large, ratée ou réussie.